Mes paysages

En peinture, en dessin, pour débuter un travail, je pars d’une idée, d’un outil, d’un regard dans l’atelier, et, en travaillant, les gestes, les images, les visions viennent. Je cherche sans savoir ce que je cherche. J’écoute, je vois, je saisis et je tente.
L’œuvre progresse ainsi, un peu au hasard, en cheminant. Arrivent alors des étapes où elle se noue, se dénoue, et quelquefois, enfin, ce moment mystérieux où l’on trouve. L’œuvre alors se découvre, et me surprend, elle est nouvelle… et achevée. J’y suis, je le sais, ne plus toucher à rien.
Souvent, cela fait sens après, quelquefois, longtemps après.

C’est un peu comme en psychanalyse où la libre association fait loi, où la parole se dit comme elle émerge. La libre association permet de saisir au vol, d’énoncer le fugace ou l’obscène, permet d’écouter le silence, la petite mort entre l’émergence dans l’esprit et la venue de la parole, permet aussi de dérouler et de dénouer notre fil. Une émergence en induit une autre et cela vient. Simplement. Mais aussi, cela résiste. Plus il y a de lumière à trouver, plus le passage de la frontière est difficile. Plus il nous plonge dans une noirceur radicale, quelquefois dans un désespoir sans fond.

Comme pour beaucoup de monde, la psychanalyse a ouvert ma vie. Elle ne m’a pas guéri de grand chose. Mais elle m’a permis de découvrir mes lieux originaux et m’a laissé une chance d’en faire quelque chose.

Parmi ces lieux originaux, il y avait l’intuition que cette parole trouvée, et quelquefois libérée, ne résume pas l’humain. Qu’il y a en l’homme des territoires fondateurs, dont certains chemins sont accessibles à la parole, mais dont l’essence lui est inaccessible.
Alors, pour faire simple, ces territoires, ce sont les territoires originels et les traces surprenantes qu’ils laissent dans nos vies. La musique fait partie de ces traces, notre perception de la beauté aussi. Ces territoires sont des lieux mystérieux, contradictoires. Ils sont à la fois symboliques, surréalistes et sensoriels.
Ces territoires, ce sont aussi nos états transitionnels : la Naissance, la Mort, le Jouir. Et tous nos états oubliés, l’instant de la conception, la vie aquatique du fœtus, puis les territoires du petit enfant avant la parole.

Il y a quelques années un livre est tombé du ciel pour féconder cette intuition. ce livre, c’est « La nuit sexuelle » de Pascal Quignard. Il m’a tellement sidéré que je l’ai lu d’une traite, comme un surfer retenant son souffle sur la vague, avant qu’elle ne se brise. Et, pendant plusieurs années, il m’a été impossible de ré-ouvrir ce livre.

Il aborde l’humain par la métaphysique de ses nuits, et c’est incroyablement fécond.
Les nuits de l’humain, c’est la nuit utérine, la nuit d’avant la naissance. Puis, c’est la nuit terrestre, la nuit sexuelle, celle qui éteint le jour ancien et promet le jour nouveau. Puis, c’est la nuit d’après la mort. Et enfin, c’est la nuit matérielle, la nuit d’avant la création du monde, celle d’avant l’explosion, d’avant le Big Bang.
Ce livre est d’autant plus poignant qu’il est illustré, porté par des tableaux et des dessins de toutes époques, qui, par le travers, illustrent, devancent ou prolongent magistralement le propos de l’auteur.
Il contient aussi la plus belle définition de l’image que je connaisse et je cède au plaisir de vous la citer :

« Nous avons besoin, très vite, à peine nés, venant du fond d’absence, de quelque chose qui nous regarde. Nous appelons cette chose qui surgit dans le noir, dans l’abandon, dans le vide, dans la faim, dans la nuit, dans la solitude, une image. »

Alors, c’est en laissant courir, en laissant flotter les insights de ce livre. Et en travaillant aussi. Que, peu à peu, s’est installé en moi quelque chose de tout à fait nouveau, de tout à fait surprenant.
Mais, revenons à Pascal Quignard, dans l’avant-propos de son livre :
« Je n’étais pas là la nuit où j’ai été conçu, il est difficile d’assister au jour qui vous précède … »
« Une image manque dans l’âme… on appelle cette image qui manque : l’origine..et on appelle ce manque qui traine dans nos jours : le destin… »
« Si derrière la fascination, il y a l’image qui manque, derrière l’image qui manque, il y a encore quelque chose, la nuit. »

Alors voilà, la surprise qui flotte dans ma tête, c’est le paysage, cet inséparable envers de la nuit. Si l’être est issu de l’origine, cette image manquante de l’âme, le paysage est issu de la nuit. Création de lumière, il apparaît, devient lisible, comme les étoiles, comme la voie lactée sur le velours noir des nuits.

Et comme les nuits de l’humain, le paysage devient question universelle. En miroir de la métaphysique des nuits, il est une métaphysique des paysages, univers multiforme qui se donne à découvrir et à contempler. Nous tous, humains, pouvons y cheminer sans violence, et, pour ma part, j’ai simplement décidé d’y consacrer les jours qui me restent à vivre.

Après cette surprise, notre monde s’agrandit.
Habités de notre monde intérieur, nous pénétrons les paysages réels, mais aussi, les paysages de l’inconscient. Nous pouvons accéder, si nous sommes attentifs, à la limite de nous-même, aux paysages oubliés de nos vies anciennes. En marchant dans le paysage réel, les points de vue sont changeants, le paysage est chargé de sensations olfactives, du chant des oiseaux ou du fracas des voitures… En cheminant en bordure de notre paysage inconscient ou dans certains paysages musicaux, le paysage se charge d’émergences, d’images, de mots, de personnages. Notre sens de la beauté est là, à la frontière, à ce très mystérieux point d’osmose entre notre monde intérieur et nos paysages.
Leurs doigts nous pénètrent de toute part, aussi sûrement que nos traces humaines les figurent ou les défigurent et notre monde psychique se marie avec eux.
Dès lors, pour un peintre, il n’y a plus qu’un seul tableau. C’est celui de l’osmose, de l’alliage de l’humain avec ses paysages. Un seul tableau qui se déploie en myriade. Comme le Big Bang a créé une myriade d’items fantaisistes et structurés. Les étoiles, les trous noirs, la matière, la vie, la vitesse et le temps.

Le savoir avance et notre position change. Nous sommes matière. Et nous savons aujourd’hui que la matière, c’est d’abord de l’espace habité de particules qui sont extrêmement éloignées les unes des autres. Donc, si nous nous regardons de près, nous sommes essentiellement une nuée. Notre corps est une nuée, unifiée à la nuée du monde. Les neutrinos, ces particules si légères et si indifférentes, nous traversent tout droit comme elles traversent les galaxies et les mondes.

Alors, nous sachant nuée dans la nuée du monde, pouvons-nous peindre pareil ?
Pour le savoir, il faut se mettre en route, travailler et essayer d’approcher les mariages de l’humain avec ses paysages.